https://www.youtube.com/watch?v=kPBRn9waz7o
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J'ai reçu aujourd'hui par Internet ce texte que je confie à votre sensibilité en remerciant toute la longue chaîne de ceux et de celles qui ont permis qu'il finisse ce matin sur mon écran.
PERPIGNAN
Jean-Pierre Bonnel – ‘Le voyage des mots’ –
© Editura Grinta, Cluj-Napoca, nov. 2014 >
« Ma ville à moi, elle est bedonnante de couleurs, de boutiques et de filles maillolesques. Je la connais par cœur, et par le corps. J'y suis né, un chaud matin d'été. Je la connais surtout par les yeux, et par les pieds : chaque jour, je la sillonne par ses ruelles historiques, je la visite lentement, oisif, quêteur de spectacles populaires, en attente de visages. Je sens qu'elle veut me dire qu'elle aussi me connaît et je l'entends murmurer dans la voix grave de ses pavés...
Je la préfère le matin, à la montée des lumières, depuis les teintes floues des heures indécises jusqu'au franc soleil de midi. Cette longue gradation, c'est un théâtre pour l'œil. Comme si, dans les globes oculaires, un petit bonhomme faisait l'ascension d'une échelle minuscule. Alors cette image de grenouille qui monte, qui monte, ce mot de grenouille se superpose à un autre vocable, de sonorité voisine : gargouille ! En effet, ma ville, ma vieille cité catalane est le domaine des gargouilles, sans doute parce que, ici, les pluies, priées, espérées longuement, ne naissent que dans la violence la plus extrême et sont qualifiées de catastrophes. En fonte, en plomb, en terre ou faïencées, ces gargouilles à l'obscène béance ou à gueule de monstre, sont omniprésentes, à hauteur des pieds prudents du passant, dans le quartier de la Révolution française et dans l'architecturale rue Pams, qui, depuis la place Rigaud, mène à la déception d'un quartier Saint-Jacques inabouti, synonyme de peur et de ghetto.
Puis le regard s'élève, vers les façades ocres, les balcons ouvragés, mêlant le noir des fers forgés au rouge des géraniums. Et quand le visiteur rencontre les statues du sculpteur de Banyuls, il devient l'amant de la beauté avec la Vénus de La Loge et tombe amoureux de l'idée avec La Méditerranée du patio municipal. Il peut alors avoir aussi une pensée pour ces fantômes de bronze, qui, naguère, hantèrent les jardins et les vestibules du Palais des Rois de Majorque, et ne songent qu'à y revenir. Enfin si l'art et le hasard vous conduisent jusqu'au musée Rigaud, vous vous dites que cette ville vaut mieux qu'un hôtel étriqué et que Hyacinthe - en dépit de son statut de peintre officiel pour un monarque centralisateur - pourrait amplement devenir le symbole de la cité catalane…
Les habitants de ma ville ont la rue des épices, des fromages, des poissons, des olives et des anchois; ils apprécient la libération des avenues, rêvent à des ramblas conviviales et piétonnières, à une danse urbaine permanente, entre mer et neige, marinade et tramontane, gargal et sirocco. Ils veulent aussi reconquérir l'ancienne bibliothèque aux tableaux pompiers, au faste désuet, à l'inattendue trouée lumineuse de sa cour intérieure : l'intelligence et la connaissance s'y concentraient mieux que dans la récente machinerie sans âme. Pour l'instant, le peuple de ma ville se contente de l'anguille, abrupte comme la montée du Carlite. Il se plaît dans la rue de la farine, où discourt l'énergie, dans l'anachronique rue des amandiers; il ose la fébrilité des commerces en empruntant la fusterie, l'argenterie, l'ange, la rue Saint-Jean, la rue Louis-Blanc, pour aboutir à la nostalgie des remparts, résumés à la fierté du Castillet. Enfin, plus intime, voici les fabriques-couvertes, galerie de linges et de laideur, que les bodegas, avec patience, arrivent à idéaliser…
Le but de la matinée, c’est l’attente du soleil sur les étals du marché République, le jeu de ses rayons obliques dans les venelles qui bordent les places stratégiques du centre-ville : celles des Poilus et de la Cathédrale, enserrées par de hauts immeubles en cayroux, et celle, plus ouverte, avec la perspective des quais et, tout au bout de la Basse, là-bas, l’échappée vers le Canigou blanc et massif.
Durant le lent établissement du zénith, tout est possible dans la ville encore fraîche du matin, ensuite, ce sera trop tard, le spectacle n’est plus vivant et la population se retire derrière ses murs épais, ses persiennes jalouses, ses volets égoïstes ; la ville se terre alors dans le silence de la sieste, dans le mutisme du bonheur ou dans l’omerta des troubles travaux… La ville meurt alors de la pesante chaleur de l’après-midi : on ne peut imaginer que la nuit s’ouvrira au farniente des cafés, des terrasses et des lieux culturels.
Mais le basculement du jour dans l’âpreté de l’après-midi, jusqu’aux périples de la nuit, cela m’indiffère : je ne désire vivre que les matins, les rencontres sur un marché aux fleurs, aux fruits, aux ambiances catalanes, sur un marché qu’on voudrait totalement en plein air, même si les temps poussent à se couvrir, à se prémunir, à tirer la couverture à soi. Vivre les couleurs matinales d’un sud extrême, susciter les paroles autour des titres du quotidien local, commenter la silhouette d’un élu qui fait son tour de ville, muni de mains et de bons mots.
Je l’aime ma ville, car elle est le contraire de la limite ; elle n’est, en rien, une ville frontière, n’est pas le sud de la France ni le nord de l’Espagne ; pas la fin de l’Europe, ni le début de l’Afrique ; pas la vérité au-delà des Pyrénées, ni le mensonge en-deçà. Elle est passage, brassage, carrefour, de peuples et de civilisations. Faite de sédiments matériels et psychologiques, elle constitue un vaste palimpseste. Elle est, sans doute, une faille, une éternelle blessure, mais elle est riche de ses faiblesses mêmes, de ses incessantes immigrations, de l’irrédentisme gitan et de la fatuité maghrébine.
Face à ces incursions, à ce cosmopolitisme permanent, le cœur catalan de la ville s’épuise, se ramasse en ses fêtes fraternelles et ses manifestations culturelles, en rêvant d’une improbable unité de corps et d’esprit. Je l’aime ma ville, la mauresque, l’andalouse, l’espagnole, la catalane, malgré ses velléités d’ouverture et ses tentations de repli, car elle est tout cela, le monde bigarré, le refuge des exilés, l’habitation des étrangers, l’éternelle forteresse à conquérir. Je l’aime, ma ville à la forte personnalité, car elle est faible avant tout. A l’image de l’homme.
Perpignan, je t’aime, ville humaine ! »
Jean-Pierre Bonnel – ‘Le voyage des mots’ – © Editura Grinta, Cluj-Napoca, nov. 2014.
(Ce texte a été lu par Lambert Wilson, le 7 juillet 2000, au Campo Santo de Perpignan, à l’occasion du spectacle des Estivales : Lettres à ma ville, spectacle conçu par Carmen Maura, Jean-Louis Trintignant et L. Wilson.)
– avec Jean-pierre Bonnel, à Perpignan.
Michèle DURIEUX
36, rue de l'Astrabol 9, rue Duquesne
66400 CERET 66190 COLLIOURE
https://www.youtube.com/v/FC_y9M1T1rk